« Vols à la con » : la légitimité de certains vols en question
13 Déc, 2021

 

Si tout le monde sait maintenant que prendre l’avion n’est pas bon pour le climat, on ne dit pas assez qu’à la base il y a un problème d’inégalité : voler est très souvent une activité de luxe, et dans nombre de cas totalement indécente. De la même façon que l’on parle de “boulots à la con” [1] – des boulots dénués de sens ou nuisibles à la société – on est en droit de parler de “vols à la con”. Nous mettons dans cette catégorie les vols inutiles, frivoles et écologiquement injustes. Il faut y mettre un terme. Mais à qui appartient-il de leur coller cette étiquette, et de déterminer quels vols restent légitimes malgré la menace d’effondrement climatique ? Et quelles conséquences cela a-t-il ? Cet article fait le point sur les résultats d’une enquête de Stay Grounded sur ces vols absurdes, et s’interroge sur le futur de notre système de mobilité.

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Le transport aérien est le mode de transport le plus inégalitaire. 1 % seulement de la population mondiale est responsable de 50% des émissions de l’aviation commerciale, tandis que plus de 80% de la population n’a jamais mis les pieds dans un avion [2]. A contrario, une poignée de grands voyageurs très fortunés a un impact climatique individuel énorme. Ainsi, des membres de la jet-set comme Bill Gates ou Paris Hilton ont une empreinte carbone avion environ 10 000 fois supérieure à celle du Terrien moyen, comme le révèle une étude scientifique. Pire encore : la nouvelle mode du tourisme spatial. Un simple vol spatial de 11 minutes émet au moins 75 tonnes de CO2. C’est plus que les émissions par personne sur une vie entière du milliard de Terriens les plus pauvres.

Si l’on admet facilement que les voyages spatiaux sont totalement injustifiables dans le contexte de la crise climatique, que penser des jets privés ? Ou du transport d‘animaux par avion – comme c’est le cas pour des chevaux ? Ou d’un week-end shopping pour 22 € ? Mais à l’opposé, qu’en est-il de l’immigré retournant voir sa famille en Turquie une fois par an avec un budget très serré et des contraintes de temps liées à des conditions de travail difficiles ? Qu’en est-il des réfugiés afghans qui doivent quitter leur pays en urgence – et risquent de ne pas même pouvoir embarquer dans un avion ?

Il est temps d’ouvrir le débat sur la légitimité des différents déplacements en avion, et de pointer du doigt les “vols à la con” injustes et inutiles.

 

Quels vols sont des “vols à la con” ?

Nous avons mené des sondages en 2021 et analysé les réponses d’environ 2000 personnes [3]. En voici un aperçu :

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Au-delà des réponses quantitatives, des commentaires intéressants ont été faits. Par exemple, nous avons constaté que la problématique des vols de nuit n’était pas bien comprise. Il faut en effet savoir que le décollage ou l’atterrissage de nuit entraîne pour les riverains de sérieuses nuisances sonores qui impactent leur santé. C’est pour cette raison que des aéroports restreignent déjà les vols de nuit.

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Par ailleurs, qualifier les expulsions de “vols à la con” peut être mal perçu : ils sont en fait non seulement injustes et inutiles, mais aussi cruels et susceptibles d’entraîner des morts et des violations des droits de l’homme.

« En ce qui concerne les expulsions, je pense que le vrai problème est plus l’expulsion que le vol lui-même. Les gens concernés ont traversé l’enfer, alors si, en plus, on leur impose d’interminables voyages de retour par la voie maritime, c’est très dur pour eux. La question, à mon sens, c’est pourquoi les expulse-t-on ? » – Une personne sondée

Il en va de même des vols militaires, dont les émissions ne sont pas le pire des aspects. L’utilisation d’avions militaires pour les secours en cas de catastrophe est bien entendu justifiée. La question de la légitimité des vols militaires dépasse le cadre de cet article. Mais ceci montre à quel point le transport aérien est central dans notre société et dans notre économie, et que le débat sur l’utilisation de l’avion déborde sur d’autres sujets en rapport avec les injustices, qui méritent également une discussion.

 

“Vols à la con” est-il le terme approprié ?

Il est apparu également que les personnes interrogées ne partageaient pas nécessairement notre classification.

« La plupart des exemples de la liste ont un aspect fun et excitant. Il faut laisser aux gens la possibilité de gaspiller et de vivre et de pratiquer des activités hédonistes. Tous ces vols sont néfastes parce qu’ils nuisent au climat, mais les personnes qui les pratiquent peuvent en retirer une joie et un plaisir authentiques. » – Une autre personne sondée

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Il est difficile de demander de renoncer à quelque chose d’aussi agréable et excitant. Mais n’y a-t-il pas d’autres façons de se faire plaisir, comme les voyages lents, la réduction du temps de travail, dormir plus, ou une vie amicale ou familiale plus intense ? En fin de compte, il est impossible d’avoir cette discussion sur les “vols à la con” sans aborder la vie des gens. Mais l’idée de base est de mettre ces pratiques en relation avec les structures sociales et institutionnelles sous-jacentes – à savoir le modèle économique et les relations de pouvoir qui les favorisent. Le pouvoir du secteur aérien repose à la fois sur le consensus que prendre l’avion est très agréable, à condition d’en avoir les moyens, et sur les subventions étatiques, le lobbying et le greenwashing. Il n’existe qu’à la faveur de l’absence d’alternatives de voyages, que grâce à la mondialisation des échanges commerciaux et au fossé grandissant entre riches et pauvres.

“Vols à la con” est-il le terme approprié ? Permet-il de faire le lien entre les échelles individuelle et systémique ? Traduit-il bien l’idée qu’ils sont inutiles, futiles et inéquitables ? Et surtout, est-il assez provocateur pour lancer un débat sur le sujet ? Les réponses des participants au sondage sont très diverses. Tandis que beaucoup préféraient le terme “vols injustifiés”, d’autres ont fait les propositions suivantes :

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vols futiles, inutiles, sans objet, ineptes, vols pour l’apocalypse ou pour la catastrophe, vols “fuck-la-planète”, et bien d’autres. La plupart se réfèrent en tout cas à leur caractère frivole, injustifié et injuste ou simplement à leur impact climatique. Certains participants auraient préféré un terme plus pondéré, mais beaucoup assument son caractère un peu brutal. Le nombre étonnamment élevé de réponses à l’enquête a en tout cas montré que “vols à la con” est de nature à capter l’attention.

 

Et maintenant ?

On peut discuter longtemps de la pertinence du choix qui a été fait… Donnons lui plutôt sa chance et appliquons-nous à le faire rentrer dans le langage commun. Utilisons-le chaque fois que nous tombons sur des usages inéquitables, frivoles et inutiles de l’avion dans les médias, dans la pub, ou dans de simples conversations… Tâchons alors de montrer le lien entre ce type de vol et le système qui soutient les “vols à la con”, subventionne le secteur aérien, et omet de cibler les grands voyageurs super pollueurs.

Il faut réduire le transport aérien – mais de manière équitable. Il faut disqualifier les “vols à la con” par un changement culturel mais aussi par des réglementations ciblées. En supprimant les vols court- courrier et en reportant le trafic sur les transports terrestres et en particulier le train. En limitant les jets privés. En interdisant les vols de nuit. En supprimant les programmes de fidélité qui incitent à multiplier les vols.

Ce serait déjà pas mal pour commencer. On voit bien quand on y regarde de plus près qu’il sera difficile de trouver une mesure vraiment équitable de réduction du trafic aérien dans un monde inégalitaire. Tant que subsistera l’énorme fossé entre les riches et les pauvres de la planète, entre le Sud global et le Nord, l’accès à l’aérien restera inéquitable. Il importe donc de lier nos revendications relatives à l’avion à des revendications plus larges de justice mondiale.

 

Que faire contre ces pratiques ?

  • Commandez et diffusez des affiches et autocollants “vols à la con” : https://stay-grounded.org/order
  • Si vous parlez allemand, vous pouvez jouer avec famille et amis au tout nouveau jeu “vols à la con”, de notre association membre “Am Boden bleiben”, et aborder le sujet de manière amusante et accessible : https://www.ambodenbleiben.de/bullshitfluegequartett/
  • Quand vous tombez sur un vol que vous qualifieriez de “vol à la con”, n’hésitez pas à employer ce terme, et parlez-en sur les réseaux sociaux avec le hashtag #BullshitFlights.
  • Dernière proposition et non des moindres : Impliquez-vous avec Stay Grounded ou l’une de nos associations membres !

 


Notes :

[1] « Bullshit Jobs » est un livre de 2018 de l’anthropologue David Graeber qui postule l’existence d’emplois dénués de sens et analyse leur préjudice sociétal. Il soutient que plus de la moitié du travail sociétal est inutile et devient psychologiquement destructeur.

[2] L’étude de 2020 de Gössling & Humpe révèle que les voyageurs aériens sont disproportionnellement riches. Par exemple : les ménages américains dont le revenu est supérieur ou égal à 75 000 dollars émettent 13,74 t de CO2 par an dans les transports, alors que les ménages gagnant moins de 5 000 dollars n’en émettent que 5,5 tonnes. Au Royaume-Uni, les 20% de ceux qui voyagent le plus souvent (hors voyages professionnels) sont responsables de 60% des émissions correspondantes, la contribution des groupes au revenu le plus élevé ( > 40 000 £ personne / an) étant 3,5 fois supérieure à celle des groupes au revenu le plus faible ( < 10 000 £ personne / an).

[3] Soyons clairs, il ne s’agissait pas d’une étude scientifique. Stay Grounded a diffusé l’enquête via sa newsletter et a posé quelques questions sur Twitter et Telegram – le groupe cible n’était donc pas très diversifié, et était constitué principalement d’Européens. Elle a été diffusée en anglais et en allemand, mais la plupart de ceux qui ont répondu étaient allemands.