Des ingénieurs aéronautiques le confirment : la croissance du secteur aérien n’est pas soutenable
8 Avr, 2021

Le think-tank français The Shift Project, en collaboration avec un collectif d’ingénieurs aéronautiques a modélisé l’avenir du transport aérien en France et dans le monde. Sa conclusion est sans appel : ni les évolutions, ni les ruptures technologiques prévues par le secteur ne suffiront à réduire son impact climatique selon un calendrier compatible avec l’urgence climatique. Le transport aérien va devoir mettre un terme à sa croissance effrénée et même, selon toute probabilité, commencer à décroître. Et plus il le fera vite, moins ce sera douloureux pour les gens qui en vivent.

Suite à son premier rapport consacré à l’aviation, Crise(s), climat : préparer l’avenir de l’aviation, sorti en mai 2020, le think-tank français « The Shift Project » vient d’en publier un deuxième en mars 2021. Ce nouveau rapport, Pouvoir voler en 2050 : Quelle aviation dans un monde contraint ?, poursuit et approfondit l’analyse du premier. L’équipe de rédaction, composée d’une trentaine de professionnel·les du secteur – ingénieur·es, pilotes, personnel du contrôle aérien, employé·es de compagnies aériennes – inclut notamment des membres de SUPAERO-DECARBO, un collectif d’élèves et ancien·nes élèves de l’ISAE SUPAERO, une grande école du secteur de l’aéronautique et de l’espace. Autant dire que le rapport n’est pas le fruit d’« anti-avions » aguerris, mais de personnes qui sont plutôt passionnées d’aviation, tout en ayant conscience du caractère implacable du dérèglement climatique. Des « aérophiles climato-concernés », comme ils se décrivent eux-mêmes.

Ce nouveau rapport, plus étoffé que le premier, repose sur une proposition de base : l’instauration d’un budget carbone pour le transport aérien. Ce budget représente la quantité totale de CO2 que le secteur pourrait émettre d’ici 2050, et fournit un cadre dans lequel l’efficacité des mesures adoptées peut être analysée. En l’absence actuelle d’un tel budget, l’équipe du Shift l’a établi sur la base de ce scénario du GIEC : « Limiter l’élévation de la température à +2°C par rapport aux niveaux préindustriels avec une probabilité de 67% ». En reprenant des chiffres du GIEC, en définissant le budget carbone pour l’aviation commerciale au prorata des émissions en 2018, et en estimant le secteur responsable de 2,56% des émissions mondiales de CO2, le Shift Project arrive à un budget de 21,6 Gt CO2 au niveau mondial, et 536 Mt CO2 pour la France, pour la période 2018-2050.

À partir de ces budgets, le Shift a modélisé deux scénarios pour vérifier si les estimations de croissance du secteur sont compatibles avec les objectifs définis. L’hypothèse retenue, basée sur des projections de l’Association internationale du transport aérien (IATA), est que le trafic retrouve son niveau de 2019 en 2024, et qu’il croisse ensuite de 4% par an jusqu’en 2050.

Deux scénarios passés à la loupe

Le premier scénario, nommé « MAVERICK » par le Shift, est volontairement très optimiste concernant les améliorations techniques et le développement de technologies de rupture. Il suppose par ailleurs des choix et des arbitrages largement favorables au secteur, ainsi que des investissements importants et immédiats. Il fait l’hypothèse, en particulier, de l’entrée en service en 2035 d’un court ou moyen courrier à hydrogène, et que la production d’électricité renouvelable sera suffisante pour atteindre en 2050 l’objectif de 100% de carburant alternatif pour le reste de la flotte. L’extrême improbabilité du scénario mise à part, les problèmes associés aux technologies évoquées soulèvent beaucoup de questions qui ne sont pas toutes adressées. Mais le Shift reconnaît que son scénario le plus optimiste s’abstrait volontairement des contraintes financières ou énergétiques, des risques importants qui pèsent sur l’approvisionnement en carburants alternatifs, ou la disponibilité des infrastructures aéroportuaires.

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Quant aux besoins en électricité pour la production des nouveaux carburants et de l’hydrogène décarbonés, le rapport estime que, pour la France, l’équivalent d’un parc éolien environ 8 fois supérieur à celui déjà installé en 2019 serait nécessaire. Autrement dit, l’équivalent d’une quarantaine de réacteurs nucléaires… (Le Shift se garde bien de faire cette dernière comparaison dans son rapport, peut-être pour éviter toute polémique sur la question nucléaire).

Le deuxième scénario, nommé « ICEMAN », est censé être plus réaliste mais il reprend des hypothèses qui restent tout de même optimistes. En soumettant les deux scénarios à l’épreuve du budget carbone précédemment établi, ce qui en ressort est que, malgré l’optimisme des hypothèses, aucun des deux n’est compatible avec une croissance de trafic de 4% par an, ni au niveau mondial ni au niveau français. Loin de là. En France, selon ces modélisations, le taux de croissance à partir de 2025 ne devrait pas dépasser 0,71% par an dans le scénario « MAVERICK », et une décroissance de 1,75% par an serait nécessaire dans le scénario « ICEMAN ».

Les points faibles

Il est à noter que le Shift considère le budget choisi pour l’étude, visant à contenir l’augmentation de température en dessous de 2°C avec 67% de probabilité, comme un budget maximum pour respecter les accords de Paris. Ce même budget donnerait moins de 20% de chances de rester en dessous de 1,5°C. D’ailleurs, même à 67%, il y a une chance sur trois que l’objectif ne soit pas atteint.

De plus, bien que le Shift reconnaisse l’existence des effets « hors CO2 » de l’aviation, et propose d’ailleurs que la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) produise un indicateur d’émissions en Mt CO2eq complet, ces effets ne sont pas intégrés dans les calculs retenus pour l’étude.
Enfin, les deux scénarios prennent en compte les futurs dispositifs issus du programme controversé, voire discrédité, de compensation et de réduction des émissions de carbone pour l’aviation internationale (CORSIA), l’étendant même aux vols intérieurs.

Bien sûr, si on partait de scénarios moins optimistes, si on adoptait des budgets plus contraignants qui visaient des trajectoires ne dépassant pas une augmentation de 1,5°, et si on prenait en compte les effets hors CO2, il faudrait amorcer une décroissance bien plus importante encore du trafic aérien. Cependant, dans tous les cas de figure, l’étude démontre et confirme qu’un retour aux niveaux de croissance pré-COVID du secteur est totalement irréaliste et intenable.

Le rapport aborde d’autres particularités du secteur, par exemple le fait que le transport aérien reste l’apanage d’une minorité de personnes, parmi les plus aisées. En 2018, 1% de la population mondiale était responsable de 50% des émissions de l’aviation. Bien sûr, de telles considérations pèseraient dans les arbitrages intersectoriels nécessaires à la définition des budgets carbone (le budget total n’étant pas négociable puisque déterminé physiquement).

C’est l’intérêt du secteur de ne pas différer la décroissance

Le rapport étudie également l’impact sur les emplois en France et conclut à l’importance d’anticiper les conséquences d’une décroissance du trafic, et de planifier dès maintenant la reconversion et la diversification du secteur, pour éviter des crises sociales et, notamment, un « syndrome de Détroit » dans la région toulousaine. Différer la décroissance, en laissant le trafic repartir sur le même rythme de croissance qu’avant la pandémie, permettrait à court terme d’éviter de nouvelles réductions d’effectifs, mais condamnerait d’autant plus l’emploi à long terme. Tout retard dans l’application de mesures pour limiter ou réduire le trafic se paierait plus tard par des efforts accrus.

Le rapport préconise d’engager des mesures d’efficacité opérationnelle à court terme, tout en reconnaissant que leur impact est limité. Il propose aussi d’engager des mesures de sobriété à court terme, par exemple la suppression de l’offre aérienne lorsqu’une alternative ferroviaire de moins de 4h30 existe. Mais il reconnaît également la nécessité d’aller encore plus loin dans la sobriété, et propose des mesures allant dans ce sens. Une prise de conscience qui contraste fortement avec le projet de loi « Climat et résilience », actuellement débattu à l’Assemblée nationale : un texte qui manque cruellement d’ambition et qui, malgré la récente condamnation de l’État français pour inaction climatique, ne permettrait pas d’atteindre nos engagements en matière de réduction d’émissions. En ce qui concerne l’aérien, comme dans d’autres domaines, les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, censées être présentées devant le Parlement « sans filtre », ont été vidées de leur substance ou tout simplement abandonnées.

Le Shift Project conclut son rapport en affirmant que, si l’innovation technologique est essentielle à la décarbonation du transport aérien, tout scénario crédible passe par la limitation de la croissance du trafic, qu’elle soit subie, naturelle ou volontaire. Des scénarios plus réalistes nécessiteraient même une forte décroissance. Le think-tank espère avoir participé à une analyse lucide de la situation, et invite à une réflexion démocratique approfondie sur la place de l’aérien dans un monde bas-carbone.

Interview d’Olivier Del Bucchia et Grégoire Carpentier, les cofondateurs du collectif Supaéro Décarbo