La plupart des compagnies aériennes proposent des cartes de fidélité permettant aux grands voyageurs de gagner des “miles” donnant droit à des voyages gratuits. Mais on peut aussi en gagner en réglant n’importe quel achat avec une carte de crédit. Très répandu outre Atlantique mais encore assez peu en France, ce système pernicieux est une source de profits importante pour les compagnies aériennes, au détriment du climat et d’une grande majorité de gens qui ne prennent pas l’avion. Voici pourquoi il faut l’interdire.
L’opposition au transport aérien se développe rapidement en raison de ses impacts sur le climat et la santé publique. Les programmes de fidélisation – le mécanisme de marketing le plus réussi de tous les temps [1] – ont contribué à la croissance du secteur aérien et des dommages dont il est responsable. À l’heure de la crise climatique, comment se fait-il qu’un système qui favorise et banalise une consommation à forte empreinte carbone soit encore autorisé ? Nous appelons à un arrêt immédiat des programmes de fidélisation. Il est urgent de comprendre qui paie réellement les billets « gratuits » et les autres avantages qu’ils offrent. Que les « miles » soient acquis en voyageant ou par l’utilisation d’une carte de crédit ordinaire, ce système de marketing encourage et récompense un mode de transport nuisible au climat.
Les programmes de fidélisation sont partout
Les déplacements en avion sont la pratique la plus emblématique des inégalités de richesse à travers le monde. Chaque année, seuls 11 % de la population mondiale prend l’avion [2]. Et 80 % de la population mondiale n’a jamais mis les pieds dans un avion[3]. Les compagnies aériennes nous incitent à voler toujours plus nombreux et de plus en plus souvent. Le trafic aérien à crû régulièrement à un rythme moyen de 5,7 % par an depuis 1995 jusqu’à la pandémie de Covid-19 [4]. Les programmes de fidélité se sont imposés au cours des dernières décennies comme un instrument majeur de marketing pour doper cette croissance.
En moyenne au niveau mondial, environ 8 % des passagers d’un avion voyagent avec des billets gratuits de programmes de fidélisation [5]. Le pourcentage est encore plus élevé pour certaines compagnies [6]. Ce chiffre s’explique par la banalisation des cartes de crédits “bonifiantes” en partenariat avec les compagnies aériennes, qui permettent de gagner des “miles” en payant des achats ordinaires ou en réglant des factures. Comme ces “miles” ne coûtent rien à l’utilisateur de ces cartes bancaires, le nombre de ce type de passagers est voué à s’accroître. Alors que les détenteurs de cartes sont séduits par des voyages “gratuits”, les programmes de fidélisation sont très rémunérateurs pour les compagnies aériennes pour lesquelles ils sont bien souvent une source majeure – si ce n’est unique – de profits, bien plus que leur activité principale [7][8]. Nous éclaircirons plus loin cet apparent paradoxe.Actuellement, 318 programmes “Grand Voyageur” dans 125 pays [9] récompensent leurs clients par des billets gratuits ou à tarif réduit, des surclassements, par l’accès à des salons privés dans les aéroports, ou encore des remises sur des locations de voiture ou des nuits d’hôtel [10]. Il y a quinze ans, environ 180 millions de personnes, dont 120 millions de résidents américains, étaient engagées dans des programmes grand voyageur à travers le monde [11]. Ceci s’est amplifié depuis, aussi bien en nombre de clients que de pays concernés[12].
Les programmes de fidélisation du secteur aérien sont des instruments de marketing qui génèrent du trafic supplémentaire de manière artificielle. C’est un problème car l’avion est le mode de transport qui a le plus fort impact climatique par passager et par heure de trajet, et sa rapidité incite à aller très loin. Prendre l’avion est incompatible avec l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C [13]. D’après les données les plus récentes, les émissions de l’aviation mondiale sont responsables de 5,9 % du réchauffement supplémentaire induit chaque année par l’Homme (ce chiffre prend en compte les émissions de CO2 et autres que le CO2) [14]. C’est une proportion considérable au regard du faible nombre de personnes à travers le monde jouissant du privilège de prendre l’avion, mais aussi compte tenu du fait qu’il n’existe aucun moyen tangible de décarboner le transport aérien ou de compenser ses émissions.
Ce n’est pas désagréable de profiter gratuitement du système, mais au final, il y a toujours quelqu’un ou quelque chose qui en fait les frais. Les programmes “grand voyageur” (PGV) posent les problèmes suivants :
- Les PGV banalisent l’usage de l’avion malgré son impact climatique et sanitaire.
- Les PGV induisent des vols supplémentaires et la pollution associée, chimique et sonore, subie par les riverains des aéroports. Ils promeuvent efficacement les voyages en avion.
- Les PGV ne doivent leur succès qu’à un mécanisme obligeant la population générale à subventionner de manière insidieuse les compagnies aériennes et ceux qui prennent l’avion.
Les programmes de fidélisation font payer à tout le monde les voyages d’une minorité aisée.
La plupart des gens se battent pour joindre les deux bouts, mais les programmes de fidélisation conduisent à ce que tout le monde subventionne les voyages d’une minorité. Les compagnies aériennes vendent en effet des “miles” aux banques qui émettent des cartes de crédit, qui en font profiter leurs clients au prorata de leurs achats. Ces banques facturent aux commerçants les frais de transaction ainsi que des frais couvrant le coût des “miles”. Le contrat liant le commerçant à la société de carte de crédit inclut une clause [15] obligeant le détaillant à accepter les cartes de crédit et lui interdisant de facturer les coûts de transaction à ses clients. Ne pouvant répercuter les coûts additionnels, les commerçants augmentent les prix de leurs produits et services. De même, les PGV gonflent les frais de déplacements professionnels car les salariés sont incités à faire des déplacements injustifiés ou à emprunter des itinéraires moins directs, afin de gagner des « miles » qu’ils pourront utiliser à titre personnel, aux frais de l’entreprise [16][17]. L’inflation des frais de déplacement se répercute sur le prix des produits et affecte toute l’économie. Les programmes de fidélisation exploitent un mécanisme que ne renierait pas la mafia, extorquant de l’argent à l’ensemble de la population au profit d’entreprises privées au service d’une minorité aisée.
Joseph De Nardi, bon connaisseur du secteur aérien, révèle qu’en 2019, 30 à 50 % des bénéfices des compagnies aériennes américaines provenaient des ventes de “miles” à des sociétés de carte de crédit . Selon lui, « ces “miles” leur reviennent à un centime, et ils les revendent à deux centimes à leurs partenaires bancaires. » [18] Une marge énorme ! Il estime également qu’en 2017, American Airlines vendait des “miles” pour trois fois leur coût de revient [19].
Ainsi, la société dans son ensemble subventionne les bénéficiaires des programmes Grand Voyageur de deux manières : par le biais des voyages professionnels et des cartes de crédit. Ce système profite essentiellement aux personnes les plus aisées et aussi énormément aux compagnies aériennes, et entraîne une augmentation des prix assimilable à une taxe imposée à tous, que nous prenions l’avion ou non. Une étude de la Federal Bank Reserve de Kansas City a ainsi évalué que l’utilisation des cartes de crédit accroît les prix moyens aux États-Unis de 1,4 %, et de 1,7 % au Canada, et que cela pèse proportionnellement plus sur les revenus les plus modestes [20]. Supprimer les programmes Grand Voyageur permettrait d’alléger le poids de ce prélèvement sur les plus modestes, sans que cela ne leur cause de préjudice [21].Il faut bannir les programmes de fidélisation : pour le climat et pour l’équité
Les pressions s’intensifient sur les banques pour qu’elles cessent de financer l’infrastructure dédiée aux énergies fossiles. Il est temps parallèlement de mettre un terme aux programmes Grand Voyageur dans l’intérêt du climat et de l’équité sociale.
Cela devra passer par des mesures législatives interdisant immédiatement l’attribution de tout nouveau “mile”, tout en permettant au détenteurs de “miles” de les écouler sur quelques années. Il existe des précédents : au Danemark et en Norvège, les PGV ont été proscrits pendant des années au niveau national, en raison de règles de concurrence au sein du secteur des transports [22][23]. On pourrait commencer à abolir ce système dans des zones restreintes (par exemple en Amérique du Nord ou en Europe), avant de le faire plus largement.
Une approche indirecte est également envisageable, en plus ou à la place de l’approche directe. La loi pourrait interdire les clauses restreignant la liberté des commerçants [24] et surtout imposer que les sociétés de cartes de crédit facturent tous les frais associés aux cartes à leurs détenteurs, et rien aux commerçants. Ainsi ce serait les détenteurs de cartes qui paieraient la totalité du prix de la commodité d’utiliser leur carte. Si des points étaient encore attribués du fait de leur utilisation (bien que cela perde son intérêt), cela reviendrait simplement à ce que le détenteur de la carte paie par avance pour de futurs voyages, une sorte d’épargne voyages, à un prix – au moins actuellement – excessif. Prises ensemble, ces mesures rendraient visible le coût réel des “miles” à ceux qui les accumulent, et surtout arrêteraient de faire payer à l’ensemble de la société le coût des PGV [24]. Cela permettrait de casser le puissant ressort marketing consistant à pousser à la dépense, quelle qu’elle soit, en faisant miroiter aux déjà grands voyageurs la perspective d’un nouveau voyage.
Les programmes de fidélisation aggravent la crise climatique – Supprimons-les !
Les programmes de fidélité favorisent la croissance des émissions du transport aérien et tout le monde y contribue financièrement, qu’il prenne l’avion ou non. Les inégalités mondiales explosent. Les plus aisés ont la plus grosse empreinte carbone, le mode de vie le plus néfaste pour le climat, alors que les plus pauvres sont les plus vulnérables aux événements climatiques extrêmes dûs au réchauffement. Rien n’est plus emblématique des inégalités dans le monde que le fait de prendre l’avion. Ainsi, les 76 millions plus grands voyageurs aériens, soit 1% de la population mondiale, sont des “super-émetteurs” à l’origine de la moitié des émissions du transport aérien de passagers en 2018 [25].
Les programmes “Grand Voyageur” sont un vestige de la culture consumériste liée à l’abondance des énergies fossiles, en total décalage avec les transformations de la société et de l’industrie du voyage nécessaires pour endiguer la crise climatique et préserver un avenir vivable. Mettre fin à ces programmes malsains bien qu’incontournables dans le modèle économique et financier de la plupart des compagnies aériennes, est une mesure clé pour la nécessaire décroissance du transport aérien.
References
[1] Tom Plaskett, senior VP-marketing, American Airlines, cité par : Hoffman, K (1984), “An American Evolution”. Advertising Age, 10 May 1984, p.M-17. (“All we’ve done is replace the toasters [of trading stamp programmes] with the most sought after reward today: Travel. And it’s become the biggest and most successful marketing programme in the business.”)
[2] Gossling & Humpe (2020), “The global scale, distribution and growth of aviation: Implications for climate change”. Global Environmental Change 65 (2020) 102194. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378020307779
[3] Boeing CEO (2017). Interviewed on CNBC, 7 Dec 2017. https://www.cnbc.com/2017/12/07/boeing- ceo-80-percent-of-people-never-flown-for-us-that-means-growth.html
[4] Lee (2018). “International aviation and the Paris Agreement temperature goals”. Manch. Metro Univ.. https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/813343/international-aviation-paris-agreement.pdf
[5] The Economist (2005). “Frequent-flyer miles – Funny money”. 20 Dec 2005. http://www.economist.com/node/5323615
[6] deBoer (2017). “Loyalty at the Forefront of the Transformation Curve”. Presentation in Moscow, 17 Oct 2017. http://onpointloyalty.com/wp-content/uploads/2019/07/Loyalty-at-the-Forefront-of-the-Transformation-Curve.pdf
[7] Hobart, B (2020). “Why the survival of airlines depends on frequent flyer programs.” Marker, 28 Sep 2020. https://marker.medium.com/why-the-survival-of-the-airlines-depends-on-frequent-flyer-programs-2509bd3f25d0
[8] Genter, JT (2020). “How Airlines Make Billions From Monetizing Frequent Flyer Programs”. Forbes, 15 Jul 2020. https://www.forbes.com/sites/advisor/2020/07/15/how-airlines-make-billions-from-monetizing-frequent-flyer-programs/
[9] Wikipedia ( ). “List of Frequent Flyer Programmes.” https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_frequent_flyer_programs
[10] Id.
[11] Petersen, R (undated). “Frequent Flyer Facts”. Webflyer webpage. (Petersen is publisher/editor of Inside Flyer mag.) http://www.webflyer.com/company/press_room/facts_and_stats/frequent_flyer_facts.php
[12] IdeaWorks (2011). “Loyalty by the Billions: IdeaWorks analyzes how frequent flier programs pour cash into airline coffers”. http://www.ideaworkscompany.com/wp-content/uploads/2012/05/2011LoyaltybytheBillions-report.pdf
[13] Atler, L. (2020). “You can’t live a 1.5 degree lifestyle and get on a plane.” Tree Hugger, 28 Feb 2020. https://www.treehugger.com/you-cannot-live-a-15-degree-lifestyle-and-fly-4847460
[14] Stay Grounded (2020). “Il n’y a pas que le CO2. Le transport aérien doit réduire tous ses impacts climatiques”. Sept. 2020. https://rester-sur-terre.org/fact-sheet-climate-impact/
[15] Levitin, A (2008). “Priceless? The Economic Costs Of Credit Card Merchant Restraints”. UCLA Law Review. Univ. of Calif. Los Angeles. (See esp. the concise Conclusion.) https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214367X21000466?via%3Dihubw.uclalawreview.org/pdf/55-5-4.pdf
[16] Arnesen, DW et al. (1997), “The ethical dimensions of airline frequent flier programs”. Business Horizons, Jan-Feb. 1997. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0007681397900252
[17] Kearney, TJ (1989). “Frequent flyer programs: A failure in competitive strategy, with lessons for management.” Jrnl of Services Marketing, Vol. 3 No. 4 Fall 1989. http://dx.doi.org/10.1108/EUM0000000002499
[18] Bushey, C (2020).”US airlines reveal profitability of frequent flyer programmes”. Financial Times, via Biz Journals, 16 Sep 2020. https://www.bizjournals.com/charlotte/news/2020/09/16/us-airlines-reveal-profitability-of-frequent-flyer.html
[19] Bachman, J (2017). “U.S. Frequent Flyer Programs Are Far More Profitable Than Is Widely Known”. Justin Bachman, Bloomberg, via Skift, 1 Apr 2017. https://skift.com/2017/04/01/frequent-flyer-programs-profitablity/
[20] Felt, M-H et al. (2020). “Distributional Effects of Payment Card Pricing and Merchant Cost Pass-through in the United States and Canada”. RWP 20-18. Federal Reserve Bank of Kansas City. Dec. 2020. See p.17 & Fig. 5. https://www.kansascityfed.org/documents/7595/rwp20-18.pdf
[21] Buchs, M & Mattioli, G (2021). “Trends in air travel in the UK: From the few to the many”. Trav. Behav.and Society. 25 (2021) 92-101. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214367X21000466?via%3Dihub
[22] Storm, S (1999). “Air transport policies and frequent flyer programmes in the European Community: a Scandinavian perspective.” Unit of Tourism Research, Research Centre of Bornholm. http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.138.3305&rep=rep1&type=pdf
[23] European Competition Authority (2005). “Loyalty programmes in civil aviation”. http://www.bwb.gv.at/SiteCollectionDocuments/ECA_LoyaltyPaperCivilAviation.pdf
[24] Levitin, A (2008). “Priceless? The Economic Costs Of Credit Card Merchant Restraints”. UCLA Law Review. Univ. of Calif. Los Angeles. (See esp. the concise Conclusion.) https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214367X21000466?via%3Dihubw.uclalawreview.org/pdf/55-5-4.pdf
[25] Gossling, S & Humpe, A (2020). “The global scale, distribution and growth of aviation: Implications for climate change”. Global Env. Change 65 (2020) 102194. ttps://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378020307779