Les dessous des programmes de fidélité « grand voyageur » : une histoire d’injustice climatique et d’inégalité économique
26 Fév, 2024
A l’heure où les voyages en avion sont devenus un marqueur de statut social et de réussite, les programmes de fidélité « grands voyageurs » occupent une place importante. Ce qui avait démarré comme une tactique marketing que la haute direction d’American Airlines a qualifiée de « crème de la crème du secteur » contribue désormais de manière significative à l’inégalité sociale et au dérèglement du climat par le secteur aérien. Lors d’un récent webinaire réunissant des experts en science du climat, en transport aérien et en programmes « grands voyageurs », nous avons mis en lumière les effets néfastes de ces programmes de fidélité. Nous passons en revue les questions abordées par les intervenant-es et mettons en évidence le besoin urgent de réforme de ces programmes.

L’empreinte carbone disproportionnée du secteur aérien

Ali Warrington, chargée de campagne senior de l’ONG Possible, a souligné la responsabilité disproportionnée du transport aérien dans le réchauffement planétaire. Bien qu’une fraction seulement de la population mondiale ait déjà pris l’avion, les émissions de carbone du secteur dépassent celles de certains continents. La question fondamentale soulevée par Stefan Gössling, chercheur reconnu en transport aérien et changement climatique, est de savoir si le niveau actuel de vols est vraiment nécessaire. La réponse nette, soutenue par une étude de 2019 qu’il a co-écrite, suggère que ce n’est pas le cas. La pandémie de COVID-19 a involontairement servi de test, démontrant que la réduction des voyages aériens n’a pas paralysé l’économie mondiale.

Les fausses promesses des solutions technologiques

Kimberly Nicholas est chercheure en durabilité, écrivaine et conférencière. Elle est l’auteure du best-seller du Los Angeles Times Under the Sky We Make: How to be Human in a Warming World, et de la newsletter de conseils climatiques We Can Fix It. Kimberly et Stefan ont tous deux démonté le mythe du salut technologique perpétué par le secteur aérien, que Stay Grounded et Transport et Environnement ont également décortiqué. Bien que des avancées puissent apporter des améliorations au fil du temps, elles ne parviendront pas à compenser la croissance de la demande de voyages aériens. La solution est à rechercher du côté de la réduction de la demande — un changement fondamental dans le comportement des consommateurs, induit par des mesures de nature politique, plutôt que de solutions technologiques mirobolantes. Le récent rapport de recherche de Possible développé avec Chatham House sur le rôle du secteur aérien dans la neutralité carbone en souligne l’urgence, en indiquant qu’il faudrait réduire la demande de deux tiers d’ici 2030 pour s’aligner sur les objectifs de budget carbone.

Les mirages du voyage aérien

Le voyage en avion a été marketé en jouant sur son côté addictif, alimenté par les influenceurs et les normes sociétales. Il faut toutefois, comme l’observe Stefan Gössling, que les vols restent accessibles financièrement. Les politiques ciblant le prix des billets peuvent faire évoluer les habitudes de voyage de manière efficace et atténuer l’impact environnemental, surtout si elles sont accompagnées d’investissements dans des alternatives ferroviaires moins chères. Le fait est, comme le souligne Stefan, que le secteur aérien fonctionne avec des marges bénéficiaires faibles, et s’appuie souvent sur des subventions pour rester à flot.

La responsabilité des élites

Une révélation stupéfiante partagée par Kimberly Nicholas démontre la responsabilité disproportionnée des voyageurs fréquents, une faible fraction de la population représentant la majeure partie des émissions. Ali Warrington fait écho à ce sentiment, soulignant l’inégalité flagrante dans l’accès aux voyages aériens. Les programmes de fidélité « grands voyageurs » exacerbent cette division en récompensant ceux et celles qui prennent l’avion de manière excessive, perpétuant un cycle de dommages environnementaux et d’exclusivité.

Comme les voyageurs intensifs représentent 1 % de la population mondiale et sont responsables de 50 % des émissions, s’ils réduisent de moitié leurs vols, cela réduira immédiatement les émissions du transport aérien de 25 %. » (Stefan Gössling)

Les retombées économiques

Larry Edwards, membre des Turtles (équivalent du Conseil d’administration) de Stay Grounded, qui suit de près les développements des programmes « grands voyageurs » ainsi que la science du climat, met en lumière les coûts cachés de ces programmes, qui s’ajoutent aux conséquences environnementales et à l’inégalité d’accès. Ces programmes augmentent les prix dans tous les secteurs, les commerçants supportant les frais de transaction imposés par les sociétés de cartes de crédit, qu’ils répercutent ensuite sur les consommateurs. En d’autres termes, le coût de transaction des programmes de fidélité se répercute sur l’économie, alourdissant le fardeau de ceux qui luttent déjà contre l’augmentation du coût de la vie.

L’illusion de rentabilité

Derrière la façade de rentabilité des compagnies aériennes se cache une dure réalité. Ce sont les programmes de fidélité « grands voyageurs », plutôt que les recettes des vols, qui permettent à de nombreuses compagnies de rester en vie. Le modèle économique d’American Airlines incarne cette dépendance, où les partenariats avec les cartes de crédit, et les programmes de fidélité génèrent des profits substantiels. Citons le directeur commercial d’American Airlines : « La base de notre modèle économique n’est pas un produit compétitif — c’est notre produit d’entrée de gamme qui attire les clients et les pousse à souscrire à AAdvantage ». En d’autres termes, vendre des billets d’avion standard n’est pas rentable. Ce qui est rentable, c’est d’amener les clients à devenir des voyageurs intensifs qui vont souscrire à une carte de crédit American Airlines.

« Plus que jamais, la croissance de notre chiffre d’affaires est alimentée par un nombre croissant de clients AAdvantage qui ont acquis nos cartes de crédit co-brandées en nombre record en 2023… les deux tiers de notre chiffre d’affaires sont issus des clients AAdvantage. » (Robert Isom, PDG d’American Airlines)

Le Credit Card Competition Act, actuellement en préparation aux États-Unis, constitue une menace pour ce modèle, promettant une concurrence accrue dans l’industrie des cartes de crédit. Larry explique ce processus lors du webinaire, en faisant référence à cette recherche qui semble susceptible d’être financée par le secteur aérien. Cela peut inspirer des mouvements en Europe et ailleurs pour saper indirectement le modèle des programmes de fidélité par le biais de la législation.

« S’agit-il vraiment d’un programme de fidélité, ou d’un système fait pour appâter et capturer des proies ? Agitez l’appât, et façonnez l’habitude ; puis, à grande échelle dans la société, attendez que cela devienne la norme. Et maintenez le système en vie en offrant les sièges quasi invendables à un prix suffisamment bas pour attirer de nouvelles recrues — une véritable machine à croissance. » (Larry Edwards)

Pourquoi faire campagne contre les programmes de fidélité ?

Faire campagne contre les programmes de fidélité « grands voyageurs » est un moyen d’attirer l’attention sur l’injustice de l’aviation et son impact, tout en travaillant à affaiblir son modèle de profit destructeur. C’est également, comme l’explique Ali, une opportunité de promouvoir une « taxe grands voyageurs aériens » (TGVA) destinée à inverser le modèle actuel d’incitation ciblant ceux qui volent déjà le plus. Plutôt que de les inciter à voyager, la TGVA dissuaderait les grands voyageurs en les taxant à un taux augmentant avec le nombre de vols effectués, reflétant les coûts sociétaux de leur comportement. Consulter le rapport de Possible sur une taxe grands voyageurs aériens.

Conclusion

Les programmes de fidélité incarnent les crises jumelles de l’injustice climatique et de l’inégalité économique alimentées par le secteur aérien. Le statu quo est intenable. Une action urgente est nécessaire pour réduire les vols excessifs et démanteler les systèmes de récompense inéquitables qui incitent à des comportements destructeurs tout en en faisait payer le prix au commun des mortels. Nous avons besoin d’un système de mobilité durable et juste.