Le kérosène fossile peut être traité à moindre coût pour réduire l’impact climatique des traînées de condensation et améliorer la qualité de l’air
5 Juin, 2023

Eric Lombard

Alors que le secteur aérien et les gouvernements annoncent une nouvelle ère de carburants d’aviation « durables » (CAD, ou SAF en anglais), on sait que cela confisquera des ressources indispensables à d’autres secteurs et prendra plusieurs dizaines d’années, si toutefois on y arrive. Il existe pourtant un moyen efficace de réduire rapidement et significativement les effets hors CO2 de l’aviation, et par là son empreinte climatique totale : traiter les carburants conventionnels avec des quantités limitées d’hydrogène. Cela mérite qu’on regarde la question de plus près.

L’Union européenne est sur le point d’approuver le règlement ReFuelEU sur l’aviation dans le cadre de son programme Fit for 55. Sa principale disposition est une feuille de route pour l’introduction progressive des CAD, qu’il s’agisse de biocarburants ou d’e-carburants. Le plan vise un taux de mélange de 6 % en 2030, de 34 % en 2040 et de 70 % en 2050, dont la moitié d’e-carburants en 2050. Cela signifie que d’ici 2040 les avions devraient encore utiliser du kérosène fossile pour plus des deux tiers de leur consommation.

Les CAD ont pour objet de réduire les émissions de CO2, mais il y a d’autres bénéfices. Comme ils sont exempts d’aromatiques, de naphtalène et de soufre (ANS) (1), ils produisent moins de suie lors de leur combustion, réduisant ainsi l’impact climatique des cirrus induits par les traînées de condensation, et améliorant également la qualité de l’air dans les aéroports. On pourrait toutefois bénéficier beaucoup plus rapidement de ces avantages en réduisant la quantité d’ANS dans le kérosène fossile actuel.

C’est pourquoi certains membres du Parlement européen ont déposé des amendements visant à rendre obligatoire le suivi de la teneur en ANS des carburants d’aviation et chargeant la Commission européenne de rédiger un rapport et de préparer une proposition réglementaire. Ces amendements ont été adoptés, mais la dernière disposition ne sera pas suivie d’effets avant la prochaine révision du règlement en 2026-2027. Il y a néanmoins de solides raisons d’agir dès que possible pour réduire les ANS dans le kérosène plutôt que de se contenter de suivre sa composition.

Hydrotraiter le kérosène fossile : le meilleur usage des quantités limitées d’hydrogène vert disponibles pour l’aviation

Des essais en vol avec des carburants contenant des CAD ont confirmé que réduire la teneur en aromatiques du carburant réduit de manière significative les cirrus induits par les traînées de condensation, car ils produisent moins de suies en brûlant (2). Le même résultat pourrait être obtenu avec des carburants fossiles s’ils étaient traités pour retirer les composés aromatiques. Cela peut se faire par hydrotraitement (réaction avec de l’hydrogène), un processus couramment utilisé dans les raffineries pour d’autres combustibles. La réduction des aromatiques dans les carburants aviation est de fait l’une des mesures préconisées par l’AESA à la CE en 2020 pour réduire les traînées de condensation (3). La pénalité en CO2 d’environ 2 % associée à la production d’hydrogène gris dans les raffineries peut être évitée en utilisant de l’hydrogène vert, comme cela devra être le cas pour la fabrication d’e-carburants.

L’hydrotraitement du kérosène conventionnel réduirait également considérablement la pollution de l’air par les particules fines et ultrafines de suie et de sulfates dans les aéroports l’hydrotraitement du carburant implique l’hydrodésulfuration – ce qui fait que non seulement la suie, mais aussi les particules de sulfates seraient considérablement réduites. Cela améliorerait la qualité de l’air et réduirait les impacts sur la santé des passagers et des employés de l’aéroport, ainsi que des populations vivant à proximité.

Le secteur aérien a besoin d’énormes quantités d’hydrogène vert pour fabriquer des carburants alternatifs, biocarburants et e-carburants. Mais l’approvisionnement en hydrogène vert restera faible pendant des dizaines d’années. Il serait plus efficace d’utiliser en priorité le peu d’hydrogène vert disponible pour hydrotraiter le kérosène fossile conventionnel avant de l’utiliser pour produire des CAD. Pour une même quantité − réduite − d’hydrogène, l’impact climatique total des carburants aviation pourrait être réduit beaucoup plus par l’hydrotraitement du kérosène qu’en produisant des CAD et en les mélangeant avec du kérosène non hydrotraité.

Dans un premier temps, l’hydrotraitement devrait être limité à 50 %, avec seulement la moitié des aromatiques du carburant convertis, car les avions plus anciens ont encore besoin d’aromatiques pour protéger les joints en élastomères. Dans ce cas, les émissions de CO2 pourraient être réduites de 1 % et le forçage radiatif des traînées de condensation et cirrus de 10 à 20 %. Si la même quantité d’hydrogène vert était utilisée pour fabriquer des e-carburants, la quantité obtenue ne permettrait d’en mélanger qu’au maximum 1 % avec du kérosène fossile (4). La réduction de CO2 serait la même qu’avec le carburant hydrotraité à 50 %, mais le forçage radiatif des traînées de condensation et cirrus ne serait que très faiblement réduit.

On devrait pouvoir réduire davantage les aromatiques dans les combustibles fossiles lorsque tous les avions seront compatibles, et donc réduire davantage le forçage radiatif des traînées-cirrus. Il faudra alors également adapter les processus de raffinage pour permettre une hydrogénation plus poussée (5).

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La réduction des traînées de condensation est essentielle pour réduire le réchauffement climatique. Pour comprendre pourquoi, comparons l’atmosphère à une citerne sur le point de déborder. La citerne est alimentée par les émissions de CO2 qui s’y accumulent. Si on réduit les émissions de CO2, on ne fait que réduire le débit de remplissage, de 1 % dans notre premier exemple, ce qui fait que 99% du CO2 continue à se déverser. Mais il ne faut pas oublier que la citerne contient aussi pour environ la moitié de sa capacité des traînées de condensation et des cirrus artificiels. Si on réduit les traînées de condensation, comme leur durée de vie est inférieure à une journée, le niveau dans la citerne va très vite baisser : dans notre exemple, leur quantité va diminuer de 10 à 20 % si du carburant hydrotraité à 50 % est utilisé, mais de moins de 1% avec un carburant contenant 1 % d’e-carburant (6). L’hydrogène vert devrait donc être utilisé en priorité pour hydrotraiter le kérosène.

Un rapport coûts-avantages très favorable

Une analyse socio-économique des coûts et bénéfices réalisée par CE Delft dans le cadre du projet Jetscreen de l’UE a été bouclée en 2020 mais n’a été publiée que le 5 décembre 2022 (7) après une série de mésaventures (8). Elle conclut à un bénéfice de 8 milliards d’euros au niveau mondial pour une désulfuration complète et une réduction de 60 % des aromatiques (de 17 à 7 %). Le montant réel est sans doute plus élévé car, entre autres, les bénéfices pour la santé de l’amélioration de la qualité de l’air dans les aéroports semblent avoir été fortement sous-estimés.

Le secteur aérien refuse toujours de prendre en compte les effets autres que le CO2

Le secteur justifie sa passivité quant aux effets autres que le CO2 par l’incertitude encore importante sur leur magnitude, et ne les comptabilise pas ni n’agit pour les réduire. Et pourtant, comme l’a récemment souligné un de ses experts, s’attaquer aux traînées de condensation et cirrus aurait des bénéfices environnementaux importants et immédiats. Alors pourquoi cette attitude attentiste ? Nous y voyons deux raisons :

  • Reconnaître les effets autres que le CO2 ferait plus que doubler l’impact climatique du secteur, de sorte qu’il ne lui serait plus possible d’affirmer n’être responsable que de 2,5% des émissions mondiales.
  • Très peu de dirigeants et de décideurs comprennent la science des effets autres que le CO2 et en tirent les bonnes conclusions.

L’hydrotraitement du kérosène fossile : une étape efficace mais pas suffisante

L’hydrotraitement du kérosène fossile est efficace pour réduire les impacts hors CO2 du transport aérien, mais est totalement insuffisant pour réduire ses émissions de CO2. Même avec un hydrotraitement à 100%, la réduction de CO2 atteindrait à peine 2%. Cela fait que le trafic aérien va quand même devoir être réduit au cours des 10 à 30 prochaines années afin d’aligner le secteur sur le rythme d’efforts requis de l’ensemble des secteurs pour atteindre les objectifs climatiques (voir la fiche greenwashing #6 Neutralité carbone – Zéro émissions nettes).

Voir aussi :

Le transport aérien peut très vite arrêter d’accroître son impact climatique sans attendre un hypothétique avion “vert”

Besoins en hydrogène pour produire des caburants aviation sans aromatiques (Carburants fossile hydrotraité, biocarburants, e-carburants)

Notes

(1) Les aromatiques sont une classe d’hydrocarbures présents dans les carburants aviation qui génèrent plus de suie que les autres lors de leur combustion. Le naphtalène est la molécule aromatique qui produit le plus de suie. Les carburants aviation contiennent également du soufre en faibles quantités (moins de 0,1 %) qui produisent du SO2 et des particules de sulfates lors de la combustion.

(2) C. Voigt et al. (2021) : Cleaner burning aviation fuels can reduce contrail cloudiness

(3) EASA (2020) : Updated analysis of the non-CO2 effects of aviation, p. 89

(4) L’objectif de l’UE est de remplacer 0,7 % des carburants aviation fossiles par des e-carburants d’ici à 2030.

(5) Alain Quignard (2022) : Non-CO2 effects from aviation decreasing sulfur and aromatic content in jet fuel

(6) Sources pour les données du tableau :

  • Besoins en hydrogène pour un combustible hydrotraité à 50 % : 4,6 kg H2/tonne de carburant (calcul basé sur la stœchiométrie)
  • Besoins en hydrogène pour fabriquer des e-carburants : 560-685 kg H2 / tonne d’e-carburant. CONCAWE (2019) : A look into the role of e-fuels in the transport system in Europe (2030–2050) (literature review)
  • Réduction du CO2 pour un combustible hydrotraité à 50 % : calcul basé sur la stœchiométrie
  • Réduction des émissions de CO2 pour un mélange de 1 % d’e-carburant : 1 %, si l’e-fuel est 100 % décarboné
  • Réduction du nombre de particules de glace : dérivé de la Fig. 3c de C. Voigt et al. (2021) (Voir ref #2). Un carburant hydrotraité à 50 % contient environ 14,2 % d’H. Un carburant hydrotraité à 100%, environ 14,6%.
  • Réduction du forçage radiatif des traînées de condensation : dérivé de U. Burkhardt et al. (2018) : Mitigating the contrail cirrus climate impact by reducing aircraft soot number emissions

(7) Jetscreen (2022) : Socio-Economic Benefits of Reducing Sulphur & Aromatics (Note : un correctif au rapport original a été publié afin de rectifier plusieurs erreurs de calcul (voir note suivante)

(8) L’analyse coûts/avantages a été achevée en 2020, mais n’a pas été rendue publique par Airbus et la Commission. Elle serait restée inédite si un membre de Stay Grounded n’avait pas publiquement mis Airbus au défi de la publier. Elle a finalement été mise à disposition quelques jours seulement avant le vote de RefuelEU Aviation en plénière du Parlement européen. Trop tard, d’autant que la Commission (DG Move) avait plaidé contre l’amendement proposé auprès du plus grand groupe parlementaire – le PPE. De toute façon, l’analyse concluait à l’absence de bénéfice net. Contestant ce résultat inattendu, un autre membre de SG a examiné le rapport encore non publié et est arrivé à la conclusion que des erreurs importantes avaient été commises et en a fait part à CE Delft en octobre. Après discussion, une grande partie de ses remarques ont été acceptées et le rapport a été publié sur leur site Web le 5 décembre 2022 avec un rectificatif. Il convient de noter que les coûts-bénéfices de l’utilisation d’hydrogène vert pour l’hydrotraitement n’ont pas été évalués.